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Le Trompette des hussards bleus

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Bibliothèque à cinq cents (p. 75-91).

LE TROMPETTE DES HUSSARDS BLEUS


SOUVENIR DE L’INVASION ALLEMANDE PAR
ERCKMANN-CHATRIAN.

I


Chacun se souvient du passage des princes et des seigneurs allemands en Alsace, me dit le vieil instituteur Étienne Auburtin, des Trois-Fontaines. Après avoir commis chez nous les plus grands dégâts, ces barbares nous laissèrent des Badois pour nous achever, puis des landwehrs, encore plus voleurs que les autres, si c’est possible, et en dernier lieu des hussards bleu de ciel, qui ne finissaient pas d’observer le pays et de happer tout ce qui leur tombait sous la main.

Ces faits sont connus ; j’en parle seulement pour vous dire que le colonel de ces hussards, un Prussien roux, poilu jusqu’aux ongles, les yeux verts et les dents blanches comme un loup, logeait avec ses officiers chez M. le maire Trichot et s’appelait avec orgueil « baron fon Krappenfels. » Il battait la campagne jour et nuit, envoyant ses hommes à droite et à gauche, épier le monde et faire des réquisitions, qu’il expédiait à la suite de leur armée, partie à l’intérieur.

Non content de cela, cette espèce de sauvage voulait encore donner des ordres dans mon école, et ne craignit pas un soir, de me dire que si je tardais de rouvrir mes classes, si je laissais vaguer les élèves par le village, il me ferait pendre à ma porte.

Moi, naturellement, jugeant bien d’après sa figure qu’il était capable d’exécuter une pareille abomination, je lui répondis que je protestais, mais que je me soumettais, pour lui épargner ce crime.

Alors il me dit :

« Je vous permets de protester, même par écrit, puisque c’est votre habitude de protester en France ; j’y consens, et je n’y vois pas d’inconvénient. Mais d’abord vous allez obéir, et l’on vous payera comme à l’ordinaire, c’est moi-même qui vous ferai payer. Et quand j’aurai du temps de reste en dehors de mon service, j’arriverai pour vous inspecter et voir si vous donnez unç bonne instruction à vos élèves. Nous causerons ; si vous savez votre affaire, on vous conservera ; mais si vous ne savez rien, je vous ferai remplacer. »

J’allais lui répondre qu’il n’avait aucun droit dans mon école, que j’étais nommé régulièrement, et que je ne me laisserais pas conduire comme un soldat ; mais au moment où je réfléchissais à ces choses, voilà qu’un trompette se met à sonner leur retraite, car il faisait nuit à cinq heures au mois de décembre, et ce trompette sonnait faux : au lieu de souffler trois fois d’abord haut, ensuite plus bas, et finalement de beugler lentement à la manière de ces Allemands, il poussait des sons tremblotants et comme enroués.

Ce que le colonel entendant, il sortit transporté de colère, je le suivais dans l’allée, mon chapeau à la main ; et lui, sautant pardessus les tas de neige sur le trompette, lui donna d’abord deux épouvantables soufflets qui lui firent jaillir le sang de la bouche et du nez ; après quoi il se mit à crier aux hommes de garde près de là :

« Venez !… attachez-moi ce porc, il est ivre !… Il a bu comme un porc, qu’il soit traité comme un porc ! »

Les autres accoururent, munis d’une corde à fourrage, et garottèrent le malheureux. Le colonel regardait, ses yeux étincelaient ; et voyant le trompette à terre étendu et lié, il dit en montrant le bûcher :

« Jetez-le là-dedans… Qu’il cuve son vin ! »

Ce que les autres firent sans oser murmurer un mot.

Alors, songeant qu’il n’avait jamais fait aussi froid de l’année et que cet être humain risquait de périr, je voulus dire un mot en sa faveur au colonel, qui me cria furieux :

« Taisez-vous ! Mêlez-vous de vos affaires ! et souvenez vous de mes ordres ! »

Et tout aussitôt il partit, traînant son sabre qui sonnait sur la glace, et entra chez le maire pour se goberger selon sa coutume ; car il ne se refusait rien, non plus que ses officiers, en bons vins, bonnes viandes et autres victuailles.

Je crois bien que le trompette avait un peu trop bu, mais combien de braves gens s’oublient quelquefois à table et n’éprouvent pas au traitement aussi dur !

Enfin, ayant vu cela, je rentrai dans notre petite chambre, où cuisait le maigre pot-au-feu, et je m’écriai tout haut :

« Dieu du ciel ! Dieu du ciel ! à quel état sommes-nous réduits ! Oh ! malheur ! »

Et ma femme qui pleurait me dit :

« Auburtin, il faut obéir… sans cela… dans ce terrible hiver où la misère est partout, ce sauvage nous mettrait dehors, et que deviendrions-nous avec nos enfants ? »

Moi je me promenais de long en large sans répondre ; l’indignation me possédait, mais qu’est-ce que je pouvais faire ?

Une demi-heure après, la nuit étant déjà profonde, et la lumière du foyer éclairant les fenêtres toutes blanches de givre, je sortis dans l’allée pour voir ce que faisait le malheureux trompette.

Après avoir regardé attentivement dans la rue neigeuse, je m’approchais du bûcher, lorsqu’une sentinelle que je ne voyais pas sous les piliers me cria :

« Ver da ? »

Ce qui me fit rentrer bien vite.

Sans la sentinelle, j’aurais délié le pauvre garçon, mais ces gens-là prévoient tout ! Et ce qu’on aura peine à croire, c’est que le malheureux resta là toute cette nuit et le lendemain jusqu’à cinq heures du soir, sans rien recevoir, par ce froid terrible.

Ah ! l’envie de boire et de sonner faux devait lui Être passée.

C’est ainsi que ces Allemands ont eu la victoire ; et tout ce qu’ils font, ils le font de même, ne connaissant que l’ordre des supérieurs et l’obéissance.

Toute la nuit, je ne rêvai que de nos misères ; le vent s’était levé, la neige volait en poussière contre nos vitres, les sentinelles criaient, et de temps en temps on entendait une ronde marcher, frappant du talon sur la glace pour se réchauffer les pieds.

Je me disais que le pauvre trompette allait être gelé, ce qui me forçait de le plaindre, tout Allemand qu’il était.

Ensuite l’idée d’obéir au colonel me revenait ; je m’adressais des discours de toute sorte, déclarant que les instituteurs français n’avaient pas d’ordre à recevoir des Prussiens ; mais écoutant ensuite respirer les enfants et songeant que si l’on nous chassait de la maison, nous ne pouvions manquer de périr tous, le lendemain de bonne heure, après avoir fait du feu dans le poêle, j’ouvris tranquillement l’école en pensant :

« Que les élèves viennent ou non… ce n’est pas moi qui les préviendrai. »

J’espérais que pas un se présenterait, mais sur les sept heures, par ordre du colonel, le garde champêtre Poireau publiait déjà que l’école était ouverte, que les études recommençaient et que ceux qui n’enverraient pas leurs enfants en classe payeraient le double de réquisitions en foin, paille, farine et tabac, de sorte qu’une demi-heure après pas un enfant ne manquait.

Je n’eus que le temps de manger ma soupe et de reprendre le cours de mes leçons.

Vers onze heures et demie, comme l’école du matin finissait et que les enfants sortaient en courant, le colonel arrivait au galop de Lorquin ; il s’arrêta devant ma porte et me dit :

« Vous avez obéi, monsieur l’instituteur, et vous avez eu raison, car votre remplaçant était déjà prêt… à midi sonnant, il serait arrivé son paquet sous le bras, avec quatre hommes pour vous mettre dehors. Il faut que tout marche rondement, militairement, avec moi, vous m’entendez ? Je ne veux pas non plus qu’on raisonne. »

Alors, sentant la colère me venir, je lui tournai le dos et je rentrai brusquement dans la salle.

Je n’ai jamais détesté d’homme comme celui-là ; la méchanceté, l’insolence du commandement, enfin toutes les mauvaises qualités étaient peintes sur sa figure. Rien que de penser à lui, l’indignation me gagne encore, je lui souhaite toutes les plaies d’Égypte.

Le même jour, après l’école du soir, entendant les gens du village parler dehors, j’allai voir ce qui se passait.

On tirait le trompette du bûcher, il avait les oreilles et le nez bleus ; les soldats, lui déliant les cordes et les jambes, finirent par lui prier de se lever, mais il ne donnait pour ainsi dire plus signe de vie.

On avait beau le dresser, le secouer, il retombait toujours de son long.

Un soldat courut chercher leur médecin, qui soupait chez M. le curé Petitjean, et seulement un quart d’heure après il arriva, regardant de loin avec ses lunettes et riant comme un individu qui vient de bien dîner.

C’était un petit homme fleuri, bien rasé, une croix rouge sur le bras.

« Voyons, écartez-vous ! » dit-il aux voisins et aux voisines qui formaient le cercle autour du trompette.

Puis il s’écria :

« Tiens ! tiens ! c’est ce pauvre Frantz ! il a les oreilles et le nez gelés et sans doute les pieds aussi. Qu’est-ce qui lui est donc arrivé ?

— Il a sonné la retraite de travers, dit alors une espèce de maréchal des logis, qui riait en voyant le médecin rire ; il avait bu trop de schnaps, et le colonel l’a fait attacher et jeter là depuis hier soir.

— Ah ! très-bien, fit le médecin, très-bien. »

Et tout en se baissant, il ajouta :

« Ce sera difficile de le faire remonter à cheval avant deux mois ! mais où le mettre dans ce village, provisoirement ? les voitures de l’ambulance ne repassent qu’après demain. »

En rêvant à cela, il vit ma porte ouverte, ce qui lui donna l’idée de s’écrier :

« Allons ! qu’on le porte là-dedans : qu’on ouvre une fenêtre pour l’empêcher d’être saisi par la chaleur. »

Les soldats obéirent, moi, je n’avais pas à réclamer, voyant bien que cette sorte de gens se moquait du monde et faisait ce qu’elle voulait.

Ils portèrent donc le trompette dans la salle d’école et l’étendirent sur la grande table en face du tableau ; ils ouvrirent un châssis, et, sur l’ordre de leur médecin, ils commencèrent à le déshabiller nu comme un ver.

Je n’eus que le temps de chasser les enfants, qui regardaient, le nez aplati contre les vitres, en leur criant que c’était un spectacle impudique.

Tout le monde se retira ; je montai prévenir ma femme et mes enfants de rester dans leur chambre en haut, puis je redescendis pour voir la suite de ces événements extraordinaires.

Au lieu de réchauffer cet homme gelé aux trois quarts, les Allemands avaient apporté de dehors un cuveau de neige avec laquelle ils le frottaient de haut en bas, principalement le nez, les oreilles et les pieds.

Ils avaient éteint le feu, et ces choses m’étonnaient, lorsque tout à coup, dehors, le son de la trompette retentit, et que tous ensemble courant à la rue abandonnèrent leur camarade

Il paraît qu’une grande nouvelle venait d’arriver, un ordre de départ, car tout aussitôt les hussards tirèrent leurs chevaux des écuries, les bridèrent, les sellèrent et se réunirent sur la place de la mairie, où l’appel se fit à la hâte.

Le colonel, apprenant par le médecin que son trompette était gelé, tempêtait, et m’apercevant de loin sur la porte, il accourut en me criant :

« Vous me répondez de l’homme, de l’uniforme et de tout ! »

Je me dis :

« Oui ! va-t’en au diable, animal féroce ! Je me moque de toi, puisque tu pars ! Et Dieu veuille qu’on n’entende plus parler de toi ni de ta bande. »

Ils partirent tous ensemble du côté de Metz, me laissant ce garçon sur les bras, sans honte ni pudeur.

Quoi faire, maintenant ? quoi dire ?

Le vétérinaire Gueûry, notre voisin, entra par curiosité.

Il regardait cet ivrogne, car c’était un ivrogne ! Son ivrognerie était cause de l’ennui qui m’arrivait : s’il ne s’était pas enivré, il n’aurait pas reçu les soufflets du colonel, il n’aurait pas été jeté dans le bûcher, il n’aurait pas été gelé et serait parti comme les autres.

Je me faisais toutes ces réflexions en le regardant.

C’était pourtant un assez bel homme de trente à trente-cinq ans, un peu gros et joufflu ; je ne pouvais pas le laisser là dans cette saison froide, et malgré tout j’étais en train de rallumer le feu, lorsque Gueûry me dit :

« Gardez-vous-en bien ! Il faut continuer à le frotter avec de la neige, sans cela son nez se pèlera tous les ans comme une pomme de terre cuite en robe de chambre et ses oreilles s’éplucheront comme des légumes. Prenez garde !… Un peu plus tard, quand il se ranimera, vous pourrez augmenter la chaleur, mais il ne faut pas se presser. Et puis est ce que vous n’avez pas un peu d’eau-de-vie quelque part ? »

J’en avais un peu dans une bouteille, de l’eau-de-vie camphrée pour les blessures et les piqûres d’abeilles. Gueûry me dit que c’était ce qu’il fallait.

J’allai donc la chercher ; puis le vétérinaire et moi, pendant une bonne demi-heure encore, avec un linge, nous fîmes tomber de l’eau de neige sur la figure, les mains et les pieds de cet homme ; finalement, nous lui donnâmes un petit verre d’eau-de-vie camphrée, seule chose qui le réveilla et lui fit ouvrir les yeux, bien étonné, comme on pense, de se trouver là tout nu sur une table, avec des étrangers.

Il se mit à frissonner, à claquer des dents ; Gueûry me dit que c’était bon signe, qu’il en reviendrait.

Nous cessâmes alors de le baigner d’eau de neige, nous lui remîmes sa chemise et ses habits comme nous, pouvions ; Gueûry referma la fenêtre encore ouverte ; nous montâmes chercher une paillasse et une couverture de laine dont nous l’enveloppâmes ; et seulement alors, vers les sept heures, chacun alla manger sa soupe aux pommes de terre et prendre un peu de repos.

Je maudissais ces Allemands de m’obliger à sauver un gueux pareil, quand son propre colonel l’avait presque assommé par amour de la discipline. Oui ! je m’indignais d’être forcé d’agir en chrétien, pendant que des milliers d’entre les nôtres n’avaient pas la chance de rencontrer d’honnêtes gens et périssaient de misère.

Enfin on n’est pas maître des choses ; les accidents vous tombent sur la tête comme des cheminées ; il faut bien les supporter, et si on ne remplissait pas ses devoirs d’humanité, on serait encore capable d’en éprouver des remords dans ses vieux jours.

C’est ce qui me fit garder cet Allemand ; si j’avais dit comme eux que la force prime le droit, j’aurai fort bien pu le coucher dans la rue et le laisser mourir de sa belle mort ; personne ne m’en aurait fait des reproches, au contraire.

Ces hussards bleu de ciel et leur colonel n’ont jamais reparu dans le pays, et, que Dieu me le pardonne ! j’ai souhaité cent fois d’apprendre qu’ils avaient été massacrés avec leur chef, le noble baron de Krappenfels.

Notre trompette ne désirait pas non plus les revoir : il tremblait chaque fois dans son lit en haut, où nous l’avions transporté, lorsqu’on ouvrait la porte de l’allée, croyant que c’était quelqu’un du régiment qui venait le réclamer ou demander de ses nouvelles.

Du reste, il s’était remis assez vite et mangeait de notre soupe avec un grand appétit ; son nez avait repris une couleur naturelle, mais son oreille gauche restait toujours bleu-gris et commençait à se peler, comme l’avait annoncé Gueûry.

Ma femme lui portait chaque matin sa pitance ; il n’aurait pas mieux demandé que de rester au lit et de vivre ainsi comme un prince.

De temps en temps j’allais aussi lui jeter un coup d’œil ; il s’engraissait, ses joues se mettaient à reluire, mais toujours il disait :

« J’ai mal dans les pieds… j’ai ci… j’ai ça… » car il parlait bien le français et même l’anglais, à ce qu’il assurait.

C’était fort bien, mais tout cela ne me servait à rien, je ne pouvais pas garder ce fardeau sur mes épaules en l’honneur du roi de Prusse, et vers la fin du mois, voyant que les hussards ne revenaient pas, je résolus d’avoir une explication avec mon trompette et de lui donner congé le plus tôt possible.

Un matin donc qu’il ne s’attendait à rien, j’entrai brusquement dans sa chambre, et comme il commençait à faire sa grimace, je lui dis :

« J’ai aussi mal dans les orteils, mais ça ne m’empêche pas de me lever chaque matin, parce qu’on ne vit pas de l’air du temps. Vous avez été malade, mais à cette heure vous êtes gros et gras, vous avez bonne figure, et je crois que vous ne feriez pas mal de retourner à votre régiment ; si vous voulez que j’écrive ?…”

Il ne me laissa pas finir, et s’écria comme attendri :

« Monsieur Auburtin, je suis heureux de vous voir. Votre excellente femme m’a dit tant de bien de vous !… Prenez place, monsieur Auburtin.

— Merci, monsieur, lui répondis-je… je suis venu

— Oui, fit il, vous êtes un brave homme… un honnête homme et qui n’est pas récompensé selon ses mérites. D’après tous les livres que je vois là… (il me montrait une petite bibliothèque au pied du lit) et ces cartes… vous êtes aussi un homme savant, un érudit. C’est indigne d’exiler un homme tel que vous, de le laisser languir dans ce misérable village, c’est abominable ! »

Il paraissait indigné.

« Vous êtes bien bon, lui dis-je, mais je suis venu…

— Voilà ce que je ne peux pas comprendre, s’écria-t-il. En France, le mérite n’est pas récompensé ; en Allemagne, vous seriez honoré, considéré, vous auriez une chaire ; le moindre instituteur a ses mille thalers… au lieu que vous végétez. Ah ! quelle abomination !

— Sans doute, vous n’avez pas tort, lui répondis-je, on néglige l’instruction… on ne paye pas assez les instituteurs. Cela fait le plus grand tort au pays.

— Ah ! je crois bien, dit-il, chez nous l’instruction est libre, nous avons des associations en masse pour l’instruction ; nous avons des bibliothèques, nous avons de tout, et principalement des hommes instruits, tels que vous, et qu’on entoure de respect. »

Tout ce qu’il me disait sur ce chapitre était juste, mais cela ne faisait pas mon compte ; et comme je ruminais en moi même au moyen de revenir à la question, il me répéta, en me montrant une chaise :

« Mais asseyez vous donc, mon cher monsieur Auburtin ; asseyez-vous près de la cheminée, il fait froid aujourd’hui.

— Oui, monsieur, lui dis-je en m’asseyant, il fait très froid… J’étais venu…

— Écoutez, fit-il en m’interrompant encore, puisque nous sommes là comme de vieux amis, il faut que je vous demande quelque chose. »

Alors l’impatience me prit, et je dis :

« Moi je veux aussi vous demander quelque chose ; je voudrais savoir quand vous partirez, car vous avez raison : je suis un pauvre homme chargé de famille, et vous pensez bien que je ne peux pas vous avoir toujours sur mon dos, vous entretenir, vous nourrir, etc.

— Justement, fit-il, j’ai déjà eu la même idée, nous sommes d’accord. »

Sur cette assurance, je m’appaisai ; et je lui demandai :

« Quand partez-vous ? Est-ce que vous voulez aller à l’ambulance de Saarbrück ? Les deux voitures passent demain soir, et…

— Non ! si je vais à l’ambulance, dit-il en allongeant la lèvre, on me renverra bientôt au régiment ; et si je pars d’ici pour me retirer, soit en France, soit en Allemagne, je serai considéré comme déserteur, de sorte que j’aime mieux finir la campagne dans ce village ? »

Pour cette fois, la colère m’étouffait ; je sentais comme une pâleur d’indignation se répandre sur mes joues. Il le vit sans doute, car aussitôt il me dit :

« Mais je vous paierai… je veux vous payer convenablement ; je vous donnerai deux cents francs par mois pour mon logement et ma pension.

— Où sont-ils, les deux cents francs ?

— Je ne les ai pas sur moi, mais je vais les demander tout de suite…

— Où ? à qui ?

— À mon banquier. Donnez-moi seulement une plume, de l’encre, du papier, et j’écris à l’instant.

— Allons donc, m’écriai-je en levant les épaules, me prenez-vous pour une bête ? Est-ce que les trompettes ont des banquiers ?

— Et vous, dit-il d’un ton désolé, si vous me prenez pour un trompette ordinaire, vous avez tort ; je suis trompette, c’est vrai… mais trompette dans la landwehr ; je suis un bon bourgeois de Saarbrück. J’ai eu le plaisir de vous voir il y a deux ans aux eaux de Risslingen. Nous avons dîné plus d’une fois ensemble à table d’hôte, à l’hôtel du Grand’Cerf. Regardez-moi donc, vous ne me reconnaissez pas ?

Ce qu’il disait était vrai : j’avais été deux ans avant passer une saison aux eaux de Risslingen, pour me guérir d’une gastrite ; et pourtant sa figure ne me revenait pas tout à fait, j’hésitais à le reconnaître.

« Eh ! dit il, avec ma barbe et mes moustaches, je ne suis plus le même homme qu’en habit noir et cravate blanche. Ah ! les temps sont bien changés !… »

Pendant qu’il parlait ainsi, les larmes aux yeux, il me sembla le reconnaître, et je lui dis avec commisération :

« Comment, comment ! Est-ce donc ainsi qu’on traite les bons bourgeois d’Allemagne ?

— Mon Dieu, fit-il, c’est qu’on nous a envoyé des officiers prussiens du Brandebourg et de la Poméranie pour commander notre landwehr, et ces officiers, ne nous connaissant pas, nous traitent comme les premiers venus.

— Mais, lui dis-je, au lieu de me laisser faire trompette, j’aurais mieux aimé être caporal, sergent ou brigadier.

— Sans doute, mon cher monsieur Auburtin ; mais il aurait fallu passer un examen, et malheureusement je n’ai jamais eu de goût pour l’état militaire. C’est la seconde fois que pareille chose m’arrive ; la première fois, en 1866, quand je venais de me marier, il fallut monter à cheval et tout abandonner pour se rendre en Bohême. Alors, j’étais trompette comme maintenant, et je m’en suis assez bien tiré, parce que nous apprîmes à moitié chemin que tout venait de se terminer sans nous, fort heureusement. Nous entrâmes en triomphe, renvoyés dans nos foyers, et je pus reprendre tranquillement la direction de mes affaires. Mais cette fois, lorsque la nouvelle arriva qu’il fallait recommencer, ayant déjà mon gros ventre, vous pensez bien, monsieur Auburtin, que cela ne me fit pas grand plaisir. J’avais trente et un ans et cinq mois, il me restait encore quelques mois à faire, et j’espérais finir mon temps honnêtement à la maison, lorsque l’ordre arriva de partir pour Rastadt. Ma trompette était sur le bureau, comme un simple trophée. Le colonel et le capitaine arrivèrent prendre le commandement. Il fallut maigrir et puis passer à travers feu, et flammes, et voilà maintenant comment la chose se finit ! »

Il parlait d’un air si triste, qu’en songeant à la position d’un homme pareil, loin de sa maison, de la considération de ses concitoyens, de l’amour de sa femme, réduit à se voir souffleter pour avoir manqué d’haleine, ce qui peut arriver à tout le monde, et puis à passer la nuit au fond d’un bûcher, au milieu des courants d’air, en plein mois de décembre, songeant à cela, j’en conçus une pitié véritable pour ce malheureux.

« Vous auriez dû vous faire remplacer, lui dis-je encore.

— Vous savez bien qu’on ne remplace pas chez nous, fit-il, tout le monde marche dans la ligne ou dans la landwehr. Peut-être, ajouta-t-il en remuant le pouce, au moyen de ça, le chirurgien du régiment m’aurait-il délivré un certificat pour faiblesse de constitution ; mais c’était assez difficile à cause de ma corpulence, et puis je pensais que tout s’arrangerait après une bataille, comme la première fois ; c’était toujours deux ou trois mille thalers d’épargnés. J’ai eu tort ! Oui !… si c’était à recommencer, j’aimerais mieux faire ce sacrifice que de recevoir les soufflets du baron de Krappenfels. »

Ce disant, il referma les yeux et s’étendit sur le dos, la figure si mélancolique que je lui dis tout-ému :

« Tenez, monsieur Hirthès… dans ce petit secrétaire, vous trouverez des plumes, de l’encre et du papier. Écrivez votre lettre, et demandez de l’argent à madame votre épouse quand il vous plaira, pourvu que ce soit bientôt, car nos provisions touchent à leur fin.

— Oui, mon cher monsieur Auburtin, fit-il, et il faut aussi que je vous demande un petit service.

— Quoi donc ?

— C’est d’écrire une attestation comme quoi je suis, très malade ; ayant les mains et les pieds gelés, ce qui me met dans l’impossibilité de quitter votre maison. Vous le ferez légaliser par le maire de la commune, et nous l’enverrons à Mgr Bismarck-Bohlen, gouverneur d’Alsace ; par ce moyen, on ne me recherchera plus, je resterai tranquillement ici jusqu’à la fin de la guerre. J’ai toujours eu l’amour de la paix !

— C’est bon, lui répondis-je, je vais écrire ce certificat de ma plus belle écriture, ne craignez rien… vous ne serez plus recherché. »

Et descendant aussitôt, je prévins ma femme d’avoir à monter du bois tous les jours dans la chambre de M. Hirthès, d’allumer son feu chaque matin et de le soigner du mieux que nous pourrions, ne doutant pas qu’un homme aussi riche ne finirait par nous récompenser généreusement de nos sacrifices et de nos peines.

Or la lettre de cet honnête bourgeois et mon attestation partirent, l’une pour demander de l’argent à Saarbrück et l’autre pour assurer M. le gouverneur-général d’Alsace, à Haguenau, que la trompette des hussards commandés par M. le baron de Krappenfels était incapable de continuer la campagne.

Lui-même écrivit encore quelques lignes en allemand au bas de mon attestation, afin de mieux expliquer la chose, et les gendarmes qui passaient tous les jours aux Trois-Fontaines, faisant le service de la poste, emportèrent les deux missives, que j’allai jeter moi-même à la boîte de la mairie.

À partir de ce moment, nous attendions de semaine en semaine une réponse qui n’arrivait pas.

Voyant les gendarmes de la poste passer régulièrement devant chez nous sans remettre le moindre petit paquet de florins ou de thalers, cela m’ennuyait plus qu’il n’est possible de se le figurer, et chaque fois je montais chez mon homme pour le regarder, dans le blanc des yeux et lui dire :

« Eh bien, monsieur le trompette, les jours se passent et les thalers ne viennent pas.

— Non, faisait-il, cela m’étonne ! j’en conçois même de grandes inquiétudes pour la santé de mon épouse.

— Sans doute, je suis comme vous, lui disais-je, ça ne me rassure pas du tout pour la santé de votre épouse, ni pour les thalers qui restent en route… On voit tant de filous dans le monde !

— Ah ! faisait-il, vous avez bien raison ; l’argent est sans doute resté dans quelque bureau de poste ; s’il tarde encore longtemps à venir, il faudra que j’écrive de nouveau. »

Le gueux n’avait jamais l’air de comprendre que je le soupçonnais ; sa figure calme m’embarrassait ; je me disais qu’un homme ne pouvait montrer un pareil aplomb s’il n’avait pas la conscience tranquille.

Te me reprochais même mon extrême méfiance, me rappelant que nos saintes Écritures nous recommandent de croire plutôt le bien que le mal, et je me donnais d’autres raisons charitables et chrétiennes, qui malheureusement profitent plus aux filous qu’aux honnêtes gens.

Depuis, j’ai pensé bien souvent que le premier précepte du catéchisme devrait être : Ne vous laissez pas tromper par les hypocrites !

Enfin, je m’en allais, espérant toujours que les thalers viendraient et que nous pourrions acheter de nouvelles provisions, dont le besoin se faisait de plus en plus sentir.

Les choses en étaient là, quand un beau matin les gendarmes de la poste s’arrêtèrent à notre porte.

« Ah ! ah ! me dis-je tout joyeux, voici ce que nous attendions avec tant d’impatience. »

En effet, un de ces militaires, le casque en tête, agitait une grande lettre carrée couverte de cachets rouges et criait :

« N’est-ce pas ici que demeure Frantz Hirthès ? »

Il paraît que notre homme avait aussi vu les gendarmes de sa fenêtre en haut, car nous l’entendîmes descendre l’escalier quatre à quatre, traverser l’allée en courant et répondre :

« Frantz Hirthès, c’est moi ! »

Le gendarme lui remit la lettre ; mais il fallut entrer dans la salle pour signer un petit cahier que le brigadier portait dans sa gibecière.

À peine celui-ci venait-il de sortir, que, voyant M. Hirthès ouvrir la lettre, y jeter les yeux et pousser un cri de joie, je lui dis :

« Ah ! l’argent est donc enfin arrivé !

— L’argent ! fit-il en me regardant de travers par-dessus l’épaule ; vous ne me parlez jamais que d’argent… Tout cela m’ennuie à la fin : je ne veux plus supporter de pareilles avanies, m’entendez-vous ? »

Et moi, stupéfait de son insolence, je lui dis :

« Comment, misérable, c’est ainsi que vous parlez à votre bienfaiteur… à l’homme qui vous a nourri de son pain, qui vous a sauvé la vie !

— La vie ! fit-il en éclatant de rire d’un air de pitié ; c’est pour m’exploiter, pour me rançonner que vous avez fait cela. »

L’indignation m’emporta, je ne pus m’empêcher de l’insulter ; il me prit au collet.

La femme, les enfants se mirent à crier, et les gendarmes dehors, sur le point de partir, remirent pied à terre.

Le brigadier rentra dans la salle, en demandant d’un ton rude :

« Qu’est-ce qui se passe donc ici ?

— Empoignez-moi ce misérable Français, qui se, permet d’insulter un fonctionnaire de Sa Majesté l’empereur Guillaume, s’écria le bandit en me secouant. Je suis fonctionnaire… Voici ma commission d’instituteur dans ce village… Je suis ici chez moi ! »

Il montrait sa lettre, signée « Bismarck Bohlen ». Cette lettre renfermait sa nomination d’instituteur aux Trois-Fontaines, et c’est moi, par ma bonté, en attestant qu’il était impotent, c’est moi qui l’avais aidé à se glisser dans ma place.

Le brigadier allait me saisir, quand, indigné de voir une trahison pareille, je m’écriai :

« Brigadier, moi je vous requiers d’arrêter cet homme, trompette aux hussards bleus de Krappenfels, ce lâche quj fait le malade depuis deux mois…

— C’est faux ! cria le bandit d’un air furieux, c’est un mensonge abominable ; ce maître d’école m’en veut, parce que je suis nommé à sa place. J’ai été laissé ici par le brave colonel baron fon Krappenfels ; j’avais les pieds, les oreilles et le nez gelés. Cet homme, ce Français, a lui-même certifié il n’y a pas quinze jours que j’étais incapable de remonter à cheval.

— Est ce vrai ? demanda le brigadier en me regardant de travers.

— Oui, c’est vrai ; mais…

— Taisez-vous ! fit-il en me donnant une bourrade qui me coupa la respiration. Si je n’étais pas chargé d’un service de dépêches, je vous arrêterais tout de suite, pour insulte grave envers un fonctionnaire de Sa Majesté impériale, dans son propre domicile ; mais vous ne perdrez rien pour attendre. »

Il sortit là-dessus, criant à son camarade :

« En route ! Nous nous arrêterons ici en revenant. »

Ils partirent au galop ; et dans le même instant, le cafard qui s’était mis à ma place grimpait l’escalier quatre à quatre et s’enfermait à double tour dans sa chambre.

Alors, revenant à moi, je voulus monter, lui livrer bataille, et l’exterminer, mais ma femme, plus raisonnable, m’en empêcha.

Elle s’était mise devant moi

« Sauve-toi, Auburtin, me disait-elle, laisse le gueux tranquille ; il serait encore capable de te donner un mauvais coup ; et puis les gendarmes vont revenir ; s’ils te trouvent à la maison, ils t’arrêteront ; tous ces gens tiennent ensemble, on ne t’écoutera pas, on t’emmènera en Prusse… Qu’est-ce que je deviendrais avec les enfants ? »

L’indignation me possédait, je tremblais de colère ; mais l’idée des enfants, de ces pauvres petits êtres, tout seuls avec leur mère, sans ressource, peut-être sans pain, me cassa les bras.

Je compris que ma femme avait raison, qu’il valait mieux partir. Je la prévins que j’allais chez notre cousin Claude Briot, à Badonviller, lui disant de venir me rejoindre le plus tôt possible, et je partis, après avoir embrassé les enfants, n’emportant qu’un morceau de pain et quelques sous.

Je gagnai la forêt derrière le village, puis les collines du Blanc-Ru, et le soir j’étais au coin du feu de notre cousin, lui racontant cette histoire, qui ne l’étonna pas, car il connaissait la franchise et l’honnêteté prussiennes.

Trois mois après, je fus replacé en France, et ma femme, ayant vendu le peu de bien que nous possédions aux Trois-Fontaines, vint me rejoindre avec les enfants.

Quel malheur d’être forcé de quitter son foyer, son village, son pays, et de se sauver à travers les bois comme un malfaiteur ! Ah ! ceux qui commettent de telles iniquités sont bien à plaindre : ils se préparent un avenir terrible.

FIN