Flamarande/43
XLIII
Après deux heures de trouble et d’inexprimable souffrance, je me remis en route sur la trace de Salcède. Je me rendis au faubourg Saint-Honoré, à son hôtel. Je savais que la maison était louée à un banquier allemand, mais je pensais qu’il avait dû y garder un pied-à-terre. Je m’informai. Il n’avait pas conservé une seule chambre de son hôtel, et, depuis près de trois ans, on n’avait pas reçu de ses nouvelles. J’allai m’informer avec précaution chez madame de Montesparre. J’étais assez lié avec mademoiselle Suzanne, sa fille de chambre, et je la savais bavarde ; mais elle n’était pas dans la confidence de sa maîtresse, elle n’était au courant de rien, elle n’avait vu M. de Salcède ni à la campagne ni à Paris depuis son départ pour le nouveau monde, trois ans auparavant. Il avait quitté la France assez mal guéri, et madame la baronne l’avait beaucoup regretté après l’avoir beaucoup retenu ; mais elle paraissait en avoir pris son parti et se préparait à rentrer dans le monde.
Mes investigations de ce jour-là eussent été parfaitement inutiles sans l’idée qui me vint de demander à Suzanne si, après la mort de son père et sa maladie, M. de Salcède n’était pas très-changé.
— Changé ? répondit-elle ; ah ! je le crois bien ! ses beaux cheveux noirs sont devenus tout blancs.
— Alors il avait l’air d’un vieillard ?
— Non, il avait toujours sa belle figure jeune, et je crois même qu’avec sa tête à frimas il était encore plus beau et plus original ; mais, s’il est mort, comme c’est malheureusement probable, il a pu se faire teindre comme tant d’autres, et sans doute il n’y paraît plus.
Sûr de mon fait cette fois, je rentrai à l’hôtel Flamarande. Il était onze heures ; M. le comte, qui paraissait rarement à son club, y était allé ce soir-là. Madame était seule dans ses appartements ; après avoir assisté au coucher de Roger, elle avait défendu sa porte ; au dire de Julie, elle lisait.
Je priai Julie de demander pour moi un instant d’audience à madame, et peu d’instants après je fus introduit dans son petit salon. Quel sentiment me poussait à cette entrevue ? C’était un besoin, vague mais impérieux, de souffrir, car mon intention n’était pas formulée dans ma tête troublée. J’étais à peine sûr du prétexte que j’allais donner pour avoir sollicité mon audience ; j’en avais préparé plusieurs, comptant choisir celui que m’inspirerait l’accueil de la comtesse.
Elle était toute vêtue de blanc avec des nœuds de moire rose pâle sur son peignoir à dentelles. Je la savais frileuse, ce n’était pas la robe de chambre qui convenait à la saison, je m’attendais à la voir vêtue de cachemire ouaté. Cette toilette légère et comme transparente me troubla. Elle avait dû se sentir mouillée et glacée en revenant de son rendez-vous. Son âme ou ses sens exaltés rendaient-ils son corps insensible ?
Elle lisait, c’est-à-dire qu’elle feignait de lire, car, en m’entendant ouvrir la porte, elle avait posé son livre au hasard devant elle. Pourtant, si elle était agitée, elle le cachait bien. Il était impossible de croire à des transports intérieurs en voyant le sourire tranquille avec lequel elle m’accueillit en me disant :
— Que désirez-vous, monsieur Charles ?
— Puis-je espérer, répondis-je, que je ne serai entendu que de madame la comtesse ?
— Mais certainement, si vous avez fermé la porte.
— Elle est fermée.
— Très-bien ; parlez, mon ami.
Puisqu’elle avait l’air si bon et si confiant, je résolus de l’attaquer par le sentiment pour savoir si elle me haïssait.
— Depuis quelque temps, lui dis-je, il m’a semblé que j’étais désagréable à madame la comtesse.
— Vous ? mais non, pas le moins du monde.
— C’est que, si je déplaisais à madame, je quitterais le service de M. le comte.
— Vous auriez tort. M. le comte tient à vous, et il a raison. Je serais désolée qu’il fût privé de vos soins. Il ne trouverait pas un homme aussi intelligent et aussi dévoué.
— Alors c’est par attachement pour monsieur que madame me tolère dans sa maison ?
— Je ne vous tolère pas, Charles, je vous estime.
— Ah ! ce n’est pas possible, m’écriai-je. Madame ne pense pas ce qu’elle dit !
— Je ne comprends pas, reprit-elle en me regardant comme pour voir si je n’étais pas égaré ; qui peut vous donner une pareille idée ?
— Beaucoup de propos qui ont été faits le printemps dernier à Sévines.
Elle répondit très-vivement :
— À Sévines, j’étais folle ! Ne parlons pas de Sévines, vous savez bien que je n’avais pas ma tête. Vous aurais-je dit quelque chose de blessant ? Je le regretterais beaucoup.
— Madame a été pour moi extrêmement bonne au contraire.
— Eh bien, alors ?
— Je me figure que depuis on a dû dire à madame que je la trahissais.
— Pourquoi aurait-on dit cela ? Est-ce que vous êtes capable d’une mauvaise action ou d’un mauvais sentiment ? Je ne le crois pas, moi.
— N’a-t-on pas dit à madame que je m’étais prêté à l’enlèvement… ?
J’allais droit au fait, je m’y sentais entraîné par une force irrésistible ; j’allais me confesser, mais non plus avec l’humilité du repentir ; j’allais avouer ma culpabilité pour lui faire entendre que je connaissais la sienne. Elle ne me donna pas le temps de parler. Elle se leva brusquement en me disant d’une voix émue, mais non irritée :
— Ne me parlez pas de cela, Charles ! je vous en prie, et au besoin je vous le défends. Sévines m’a été fatal, j’y ai perdu mon enfant, et j’ai failli y perdre la raison. Vous m’avez plainte, je le sais, vous trouviez M. le comte trop sévère ; mais moi, je ne me plains pas. Il m’a rendu service en m’empêchant de nourrir une illusion et en ne me cachant plus la mort tragique de mon pauvre enfant. À présent, je suis résignée, et, ainsi que mon mari me l’a prescrit, je supporte mon malheur avec dignité. Ne me rappelez donc pas ces déchirements, si, comme je le crois, vous m’êtes attaché. Restez chez nous et croyez que vous pouvez contribuer à ma consolation en soignant, en aimant Roger comme vous le faites. Ah ! je devine maintenant pourquoi vous avez cette crainte de m’avoir déplu ! Je vous ai reproché dernièrement de le gâter ; je ne vous reproche rien, Charles, rien, entendez-vous ? Je vous supplie de ne pas gâter trop Roger, mais aimez-le et ne le quittez pas, voilà ce que je vous dis sincèrement, car je le pense. Bonsoir, mon ami, ne vous tourmentez plus et croyez bien que je sais vous apprécier.
Elle ne me permit pas de répliquer un mot, car elle s’était levée et elle passa dans sa chambre, où dormait Roger.
Congédié avec ces paroles de bonté, je me retirai plus oppressé, plus mécontent d’elle et de moi qu’auparavant. Elle savait tout et ne daignait pas me faire de reproches. Je n’étais rien pour elle qu’une force aveugle au service de son mari. Si elle maudissait le bourreau, elle ne voulait pas qu’on s’en doutât, et elle ne s’en prenait pas à moi, l’instrument de torture ; désormais satisfaite et consolée, elle pardonnait, mais du haut de sa froide bienveillance et de sa systématique douceur. Ah ! que la scène eût été différente, si elle m’eût laissé lui dire que je la savais coupable ! C’est alors que je l’eusse vue peut-être encore à mes pieds.
— Eh bien, ce moment viendra, me disais-je. Je la suivrai et je l’observerai si bien que je la surprendrai avec M. de Salcède. Il faudra bien alors qu’elle sente en moi quelque chose de plus que l’espion de son mari, car celui-ci ne saura rien, et je la condamnerai tout seul. Je l’épouvanterai pour mon propre compte. Qu’elle s’humilie alors, qu’elle me demande grâce. Je pardonnerai, je lui prouverai que je suis quelque chose de plus qu’un bonhomme et un estimable domestique.
Dès le lendemain, j’allai voir la Niçoise pour savoir si, dès le temps où Gaston était avec elle dans sa montagne, elle n’avait pas été tâtée et questionnée par des étrangers. La Niçoise habitait Villebon à cinq lieues de Paris. Elle y était propriétaire et envoyait ses fruits et ses légumes à la halle. Je lui servais régulièrement sa rente, car, en outre du capital qui lui avait été donné pour s’établir, M. le comte lui faisait une pension pour porter un nom d’emprunt et ne jamais se faire connaître.
J’étais sans inquiétude sur son compte. Elle m’avait prouvé sa discrétion, et elle avait trop d’intérêt à se taire pour y manquer. Je ne l’avais pas vue depuis six mois et n’avais pas entendu parler d’elle. J’appris avec surprise qu’elle avait vendu sa maisonnette et son jardin. Elle avait quitté la campagne, on ne savait pas son adresse. Pourtant, à force de questionner et de m’informer, je découvris qu’elle habitait Paris, rue Neuve-des-Mathurins, 19. J’y courus le soir même, m’étonnant de n’avoir pas été averti par elle de ce changement de domicile.
Je fus introduit dans un joli petit appartement fraîchement décoré et trouvai ma Niçoise en robe de soie, coiffée en cheveux et chaussée comme une vraie Parisienne. Ce n’était plus une villageoise, c’était une petite rentière, vivant sagement et ne songeant qu’à bien élever son fils. Dès mon premier regard sur elle et sur son intérieur, je compris qu’elle avait vendu notre secret et je lui reprochai sa trahison.
— Je n’ai rien fait de mal, répondit-elle. On m’a découverte je ne sais comment. Je vivais tranquille à Villebon et ne me montrais jamais à Paris. On est venu me supplier, me menacer, me questionner. On m’a promis le double de ce que j’avais reçu de vous, et on a ajouté qu’on ferait plus tard un sort à mon fils. J’ai refusé ; mais, quand j’ai vu les billets de banque et le monsieur si comme il faut…
— Un grand jeune homme avec des cheveux blancs ?
— Justement ; mais je ne sais ni son nom, ni son pays, ni où il demeure. Il me parlait du chagrin de cette pauvre mère à qui on cache toujours son fils, à ce qu’il paraît. J’ai cédé, je vois bien que vous allez me retirer ma pension, c’est votre droit et c’est juste. Je peux m’en passer, j’en ai une meilleure, car le capital est placé au nom de mon fils.
Je crus prudent de ne pas punir par l’amende la trahison de cette femme ; elle nous abandonnait, mais elle ne nous dénonçait pas. Je me retirai en lui laissant croire que M. de Flamarande avait toujours l’intention de reprendre son fils, et que madame de Flamarande acceptait le retard apporté à cette décision. Je n’informai mon maître de rien, c’était facile. Il ne parlait pas volontiers de Gaston et ne faisait pas de questions sur son compte. D’ailleurs, j’avais pris mon parti : ne pas trahir la comtesse, ne plus jamais servir la vengeance de son mari, ne pas troubler le bonheur de la mère recouvrant son fils ; mais tourmenter et humilier la femme au bras de son amant.
Je m’attachai à ses pas, et je devins aussi habile à ce triste métier d’espion que pas un limier de la police. Il me répugnait et me fatiguait, mais une fièvre intérieure me poussait et me soutenait. Peine inutile ! madame ne retourna plus seule au bois de Boulogne ni à aucune espèce de rendez-vous. Toutes ses démarches bravèrent le grand jour. Elle n’alla pas voir madame de Montesparre et parut irrévocablement brouillée avec elle.
De toutes les lettres qu’elle écrivit et dont il me fut possible de voir la suscription, aucune ne fut adressée à la baronne, ni à Salcède, ni à aucune personne qui pût m’être suspecte. J’eus beau chercher M. de Salcède à Paris, il fut introuvable ; si je ne l’eusse vu de mes propres yeux, si je n’eusse appris qu’il avait les cheveux blancs, si la Niçoise, sans le connaître, ne m’eût révélé son action sur elle, je me serais cru visionnaire.